L’analyse des discriminations et plus généralement des politiques et pratiques administratives en direction de minorités est l’un des axes forts des recherches menées au CESDIP ces dernières années, et plus particulièrement sur la période la plus récente. Les dispositifs de police sont au cœur de nos investigations, que ce soit au travers de travaux quantitatifs, statistiques ou ethnographiques ou au travers d’enquêtes historiques à partir de terrains archivistiques inédits. Plus généralement, c’est la place des référentiels minoritaires et des populations au moins en partie définies et perçues au travers de leur origine dans les administrations policières et judiciaires qui a été enquêtée dans des travaux relevant de la sociologie, de l’histoire ou de la science politique. Les rapports sociaux de sexe et le genre ont fait l’objet d’une attention particulière (Geneviève Pruvost, Emmanuel Blanchard, Mathilde Darley) tandis que le handicap est une question émergente au sein du laboratoire (avec l’arrivée de Pierre-Yves Baudot en janvier 2012), au sein d’un ensemble de recherches portant sur les usages du droit par les administrés ainsi que sur la judiciarisation de certains dispositifs d’assistance aux confins de l’État pénal et de l’État social.

 

Généalogie du contrôle policier des populations des migrants colonisés et étrangers

Cette dimension historique de la racialisation de certaines pratiques de polices et de la constitution de la population étrangère comme « gibier de police » (Fabien Jobard) a principalement été incarnée par les travaux d’Emmanuel Blanchard. Sa thèse soutenue en octobre 2008 a donné lieu à de nombreuses publications, notamment un ouvrage et des articles dans des revues à comité de rédaction, mais aussi à de nombreuses interventions dans une optique de diffusion des résultats de la recherche (notamment la participation aux expositions Tous Fichés ! et Vies d’exil et le commissariat de l’exposition Paris en guerre d’Algérie – décembre 2012).

Un répertoire d’action de la rafle, allant des contrôles d’identité massifs à l’internement administratif a été mis en évidence. Sa généalogie a été replacée dans le processus de constitution de catégories juridiques (« étrangers ») ou policières (« indésirables ») investies par les policiers du niveau de la rue.

Les cadrages et les interventions policières, dans une relation de dépendances réciproques au pouvoir exécutif, ont été analysés comme des opérateurs (de déni) d’une citoyenneté particulière, irréductible à ses définitions juridiques ou à ses narrations politiques. Le travail de police rend ainsi compte de ce que la catégorie de « Français musulmans d’Algérie » ne fut jamais une sous-catégorie d’une citoyenneté français plurielle, mais un label peu saisi par les policiers qui tendaient à le rabattre dans l’ensemble des « étrangers ». Cette compartimentation des « Français musulmans d’Algérie » est partie prenante du dispositif de pacification du maintien de l’ordre, ce dont témoignent les répressions sanglantes du 14 juillet 1953 et du 17 octobre 1961. Les continuités dans le traitement des étrangers en situation irrégulière et la répression des mobilités non autorisées ont fait l’objet d’un article commun d’Emmanuel Blanchard et Nicolas Fischer.

La police des Algériens de Paris s’inscrivait donc dans une situation coloniale cependant différente de part et d’autre de la Méditerranée, ce qui a conduit à un nouveau chantier de recherche sur la colonialité des pratiques policières dans une perspective comparatiste et transimpériale. Le séminaire de recherche international du GERN organisé de 2009 à 2011 a ainsi déjà donné lieu à plusieurs publications et dossiers de revue. Il s’agit d’un chantier en cours qui permet notamment d’interroger les recoupements et juxtapositions entre des catégories de population définies par la race, leur statut migratoire, leur place dans le rapport de domination coloniale… Même si les terrains d’enquête sont historiques, ces recherches peuvent connaître des développements contemporains afin d’analyser des situations pour lesquelles la dimension postcoloniale est postulée.

L’axe « surveillance et technologies » donne un aperçu précis des travaux de Pierre Piazza dont il faut rappeler le fort ancrage historique, qui met en lumière, par delà les évolutions des dispositifs, la place centrale des étrangers dans les modalités de fichage et d’identification.

Contrôle administratif et judiciaire de l’immigration

Le contrôle répressif de l’immigration, tant par les administrations policières que judiciaires, voire sociales, compte parmi les thématiques en développement au sein du CESDIP. Cette évolution accompagne l’importance croissante de l’enjeu de l’immigration dans le débat public et les politiques publiques, nationales comme européennes ; elle suit également le regain d’intérêt des sciences sociales pour la juridicisation et la judiciarisation progressives de l’immigration. Au sein du laboratoire, elle s’est traduite par l’affectation de deux nouveaux chargés de recherche CNRS : Mathilde Darley en octobre 2009, Nicolas Fischer en octobre 2011 ; et par le recrutement d’Emmanuel Blanchard à l’UVSQ en 2009. Les deux nouveaux chargés de recherche ont consacré leur thèse de doctorat au contrôle des frontières et à la rétention des migrants, en Europe centrale pour Mathilde Darley, en France pour Nicolas Fischer.

Mathilde Darley, au Centre Marc Bloch (Berlin) depuis septembre 2010, a mis en perspective les résultats de son doctorat à travers une enquête qualitative consacrée au placement en rétention des étrangers en situation irrégulière en Allemagne. La combinaison de l’observation ethnographique des pratiques de gestion et d’assistance juridique aux étrangers dans les centres de rétention et des entretiens avec leurs acteurs, et avec les responsables politiques et administratifs, a permis de développer un questionnement autour des usages du droit en rétention et du rôle des critères de genre et de nationalité dans le déploiement des pratiques d’assistance.

En parallèle, Nicolas Fischer a poursuivi et terminé depuis son recrutement en 2011 la valorisation des résultats d’une recherche post-doctorale (2009-2010, programme « Morals. Towards a Critical Moral Anthropology », Conseil Européen de la Recherche, dir. D. Fassin). L’enquête, consacrée à l’intervention des tribunaux judiciaires et administratifs dans le contrôle de l’immigration, a combiné des entretiens avec des magistrats et greffiers et l’observation d’audiences et d’instructions. Elle a précisé le rôle de ces deux juridictions dans les politiques d’éloignement des étrangers du territoire, en focalisant l’analyse sur la conception par les magistrats de leur rôle professionnel, et sur les ressorts sociaux de leurs décisions. Les recherches actuelles de Nicolas Fischer se consacrent plus généralement au contrôle des lieux de privation de liberté, et incluent l’enfermement des étrangers. Enfin, Nicolas Fischer travaille avec Emmanuel Blanchard autour d’une réflexion sur le contrôle des colonisés et le contrôle des étrangers, réflexion menée en lien avec des ONG et des réseaux scientifiques européens.

Production et traitement politique de la discrimination dans le gouvernement des minorités visibles

Si nos recherches sur les pratiques administratives à l’égard des étrangers et des minorités s’inscrivent dans la tradition du CESDIP, elles témoignent d’un double renouvellement.

Renouvellement des objets en premier lieu, à travers la spécialisation même sur le traitement pénal des minorités : dans la mesure où le terme se réfère le plus souvent à des minorités raciales – étrangers ou nationaux d’origine étrangère – cette thématique se relie à l’évidence à l’essor des travaux consacrés à la police des étrangers déjà évoquée. Le CESDIP a toutefois plus récemment développé une série de travaux consacrés à d’autres groupes minoritaires également l’objet de discriminations – en termes de genre pour les travaux de Geneviève Pruvost ou d’Emmanuel Blanchard ; ou visant les handicapés dans le cas de Pierre-Yves Baudot. Renouvellement des échelles d’analyse et des méthodes employées, ensuite : les discriminations étudiées le sont essentiellement au niveau des territoires, et notamment des villes. Si l’espace urbain a de longue date été le théâtre d’intervention des polices, l’échelon territorial constitue plus généralement le niveau pertinent d’un nombre croissant de politiques publiques, comme les politiques de sécurité (voir axe « territoires, partenariats et régulation ») ou les politiques sociales (sur lesquelles revient Pierre-Yves Baudot).

On évoquera ici pour mémoire, car elle fut menée sur la période précédente, la recherche quantitative conduite par Fabien Jobard et Sophie Névanen au tribunal de grande instance de Melun sur les prévenus d’infractions à personne dépositaire de l’autorité publique (IPDAP), dont un certain nombre de publications ont vu le jour sur notre période. Ce traitement quantitatif des pratiques judiciaires reprenait le fil de travaux quantitatifs sur la sélectivité pénale menés dans les années 1970 par Nicolas Herpin ou dans les années 1980 par Bruno Aubusson de Cavarlay. Elle a été complétée par une analyse de l’activité policière en matière de contrôles d’identité, menée entre le printemps 2007 et mai 2008 par Fabien Jobard, René Lévy et John Lamberth, financée par l’ONG Open Justice Initiative. Ce financement a permis la mise en œuvre d’un protocole de recherche inédit, permettant de mesurer les écarts entre la composition de la population contrôlée et celle de la population disponible sur les lieux, et ce sans se faire repérer des agents en charge du contrôle.

Les chercheurs du CESDIP ont également été partie prenante de programmes comparatifs sur les minorités. Entre 2010 et 2012, Jacques de Maillard a participé l’ANR franco-allemande « Polis » (dir. D. Oberwittler et S. Roché). Pour le volet français, il a supervisé la réalisation de 80 entretiens et de 400 heures d’observation ainsi que l’analyse comparée des données recueillies, en concentrant l’étude sur les contextes et déroulement des interactions entre police et public. Cette perspective comparée franco-allemande a également été mobilisée dans la thèse de doctorat soutenue en 2012 par Jérémie Gauthier sous le titre Origines contrôlées. La police à l’épreuve de la question minoritaire à Paris et à Berlin, codirigée par René Lévy et Hans-Jörg Albrecht. Ce travail doctoral, appuyé sur le Laboratoire européen associé dirigé par Fabien Jobard (2000-2009), comparait les pratiques policières de la région parisienne à celles de Berlin, sur la base d’observations ethnographiques et d’entretiens, auxquels s’ajoutait un traitement quantitatif des personnes interpellées. L’enquête est pionnière à plusieurs titres : parce que de telles comparaisons qualitatives entre services de police sont rares ; parce qu’elle aborde empiriquement, non seulement les différences organisationnelles entre ces deux polices, mais aussi leur rapport aux minorités visibles et les discriminations qui les traversent.

De nouvelles approches sont venues renouveler et prolonger ces analyses. En premier lieu, en élargissant le champ des minorités et des formes de discriminations policières étudiées : c’est le sens du travail sociologique mené par Geneviève Pruvost au sein du CESDIP jusqu’en 2012. Prolongeant son travail doctoral consacré à la féminisation du corps policier, ses analyses – couronnées par la médaille de bronze du CNRS en 2009 – se sont intéressées en premier lieu aux ressorts sociaux d’entrée dans la police des recrues de la première promotion de femmes gardiens de la paix en 1979. Les entretiens réalisés avec ces femmes policières ont également été l’occasion d’une réflexion méthodologique, autour du recours à la méthode du récit de vie, et plus largement sur les conditions (éthiques, politiques) d’accès des chercheurs à l’institution policière. Plus largement, Geneviève Pruvost a analysé le rapport des femmes à la violence qui constituait le thème de son projet CNRS (voir axe « citoyens, victimes, auteurs, comportements »). Le chantier du genre dans l’analyse des professionnels de la sécurité et de leurs publics se prolonge aujourd’hui à travers le travail historique entamé en 2008 par Emmanuel Blanchard, autour de l’immigration algérienne en France et de son rapport à la police. L’originalité supplémentaire de cette recherche est de combiner la question du genre à des interrogations touchant tant à l’analyse des comportements sexuels, qu’à la sociologie de l’immigration et à la police des minorités.

Enfin, le recrutement de Pierre-Yves Baudot en 2012 a permis au CESDIP d’élargir ses thématiques vers d’autres formes de discrimination, tout en conservant l’inscription empirique et locale des travaux : en l’occurrence, ce sont les politiques locales de lutte contre la discrimination visant les personnes handicapées qui font l’objet d’une recherche collective, que Pierre-Yves Baudot coordonne dans le cadre d’un financement MiRe/DREES échelonné entre 2010 et 2013. En enquêtant spécifiquement sur le fonctionnement des Maisons Départementales des Personnes Handicapées (MDPH), cette analyse déplace le regard sociologique vers d’autres populations victimes de discriminations, dans d’autres cadres institutionnels que ceux des agences de sécurité. Elle s’inscrit dans les traditions de recherches du CESDIP par l’importance donnée au droit, et par l’accent mis sur la description des situations de guichet.