Le cas des livraisons surveillées de stupéfiants et la loi française du 19 décembre 1991

par René LEVY – juillet 2004

 

La recherche que je présente dans les pages qui suivent s’inscrit dans un programme plus ample qui se trouve à la jonction de la sociologie législative et de la sociologie de la police et porte sur l’élaboration des normes juridiques censées réglementer les pouvoirs et les compétences des polices.

 

La présente recherche porte plus spécialement sur la genèse de la légalisation d’une technique policière d’investigation qui relève du domaine des pratiques policières dites « masquées » (undercover) ou « proactives ». Comme Dominique Monjardet et moi-même avons essayé de le montrer par ailleurs , les pratiques policières masquées constituent, du point de vue qui nous intéresse, un véritable laboratoire pour l’étude de la légalisation des conduites policières. C’est dans la pratique, en fonction des besoins des enquêtes et dans une dynamique de l’arme et de la cuirasse, où les innovations des chasseurs et des chassés se nourrissent mutuellement, qu’est développé par les polices, parfois importé et adapté, tel ou tel procédé, technique ou astuce. Il en résulte que le droit est constamment en décalage avec les pratiques et que ces innovations se produisent souvent en marge, voire en dehors des règles admises.

Cette situation peut se prolonger durablement, du moins tant qu’aucun contentieux ne surgit, ou bien tant que les autorités responsables – y compris les autorités judiciaires – ferment les yeux au nom de l’efficacité. Généralement, c’est la survenance d’un scandale public qui les oblige à intervenir et, dans ce cas, le réflexe le plus courant, en France comme ailleurs, consiste à modifier le régime juridique des pratiques mises en cause plutôt que de chercher à les supprimer. Dans le cas de la France, on trouve en outre cette particularité, sans doute due à la conjonction d’une solide tradition administrative et de la prégnance durable de la raison d’État, qu’entre illégalité avérée et légalisation existe une situation intermédiaire d’illégalisme administrativement codifié. Nous verrons que le cas qui nous occupe ici n’échappe pas à cette règle.

Ce qui nous intéresse ici, ce n’est donc pas tant la question des livraisons surveillées ou contrôlées elles-mêmes, ou encore le développement de la lutte contre le trafic de stupéfiants – dont nous retraçons ici un épisode – que le processus par lequel une technique policière d’intervention particulière est devenu objet de législation. Par conséquent, la question de savoir si, dans quelles conditions et de quelle manière les livraisons surveillées ou contrôlées étaient pratiquées par les différents services concernés est une question marginale par rapport à notre préoccupation première, ou du moins, elle ne nous intéresse que dans la mesure où elle permet d’éclairer les événements qui ont conduit le gouvernement d’abord, le Parlement ensuite, et en dernier lieu la Cour de cassation, à s’intéresser à cette question.

À cet égard, il n’est pas douteux que la technique policière en question était couramment employée, et ceci de longue date, comme nous l’exposerons ci-dessous et ceci avant même que des instruments juridiques internationaux y fassent référence. Nous pensons cependant pouvoir établir que la décision de légiférer elle-même a été la conséquence d’événements particuliers, qu’elle a été prise de manière improvisée et que la législation subséquente est le résultat d’un rapport de force entre les différentes administrations concernées.