Laboratoire de sociologie pénale, le CESDIP a très tôt consacré une partie notable de ses recherches à l’étude des comportements déviants (pénalisés ou non), ainsi qu’aux auteurs et aux victimes de ces comportements. L’un de ses domaines éminents et l’analyse de la victimation et de l’insécurité, fondée sur l’exploitation des enquêtes internationales, nationales, régionales et locales de victimation. Ce volet s’est principalement inscrit au sein de deux grands programmes de recherche (« Nouveaux instruments de mesure de la délinquance » et « Évolution de la délinquance et sentiment d’insécurité »). Les travaux classiques sur les violences des mineurs et leurs expériences pénales ont été poursuivis (« L’histoire de la délinquance des mineurs et expériences pénales en France et ailleurs »). Avec l’intégration de Xavier Crettiez, un nouvel axe sur la violence politique a été ouvert (« Les logiques de la violence politique »).

 

Nouveaux instruments de mesure de la délinquance

Le dernier demi-siècle a vu apparaître de nouveaux instruments de connaissance de la délinquance. Ils s’affranchissent des données administratives et renouvellent la connaissance scientifique de la délinquance. Leur introduction s’est faite de manière très variable dans les différents pays d’Europe et leur maîtrise est assez inégalement répartie dans la mesure où le nombre de spécialistes est restreint. Dans le cadre de CRIMPREV (6e PCRD, dirigé par le GERN), le programme « Méthodologie et bonnes pratiques » (codirigé par Philippe Robert et Renée Zauberman) a recensé les mises en oeuvre les plus significatives de ces nouveaux outils de connaissance de la délinquance et les usages qui en sont faits. Trois méthodes avaient été sélectionnées : les enquêtes en population générale sur la victimation et l’insécurité, les enquêtes en population générale sur la délinquance auto reportée, la confrontation des données d’enquêtes et de celles provenant de sources institutionnelles comme les statistiques de police.

On en a dressé pour l’Europe un début de cartographie, spécifié les éléments de comparaison et identifié les bonnes – et les mauvaises – pratiques. Quatre ouvrages collectifs, dirigés soit par Renée Zauberman, soit par Philippe Robert, publiés simultanément en français (chez L’Harmattan) et en anglais (à la VUB Press) en ont été les produits directs, suivis par deux publications postérieures mises à jour (dans Économie et Statistiques et dans un ouvrage paru chez Routledge en 2013).

Évolution de la délinquance et sentiment d’insécurité

Ce programme de recherche a fait l’objet d’un soutien dans le cadre de l’ANR Criminsec. Le financement demandé a permis l’analyse secondaire du corpus disponible d’enquêtes de victimation/insécurité nationales, régionales et locales engrangées depuis une vingtaine d’années en France. Trois séries de questions ont été abordées : l’évolution de la délinquance sur le moyen terme, la victime comme acteur du pénal, les combinaisons territoriales de la victimation et de l’insécurité.

L’évolution de la délinquance contre les biens et les personnes en France depuis le milieu des années 1980

Elle a été établie en menant l’analyse des indicateurs de victimation tirés des enquêtes et en les confrontant aux données policières. Elle montre, pour les atteintes patrimoniales une baisse mesurée, depuis le milieu des années 1990, mais qui n’annule pas l’explosion historique de cette délinquance qui a accompagné, à partir du début des années 1960, l’entrée dans la consommation de masse. Les violences, elles, ont émergé plus récemment, à partir du milieu des années 1990, mais pas dans leurs formes les plus sévères : homicides et violences graves restent à un niveau très contenu et les augmentations observées sont celles des violences de basse intensité ; on commence cependant à apercevoir la poussée des vols violents dans l’espace public, contrepartie probable de la sécurisation des véhicules et des logements et des violences expressives se traduisant essentiellement par des compétitions plus ou moins brutales entre groupes de jeunes et par des accrochages entre ces groupes et les représentants des autorités.

Cette question du rapport des jeunes à la violence a été approfondie en mobilisant les enquêtes de santé publique, qui montrent un périmètre de jeunes victimes d’agressions physiques plus étendu que ne le laissent voir les enquêtes de victimation. Il est cependant probable que cet élargissement concerne surtout des incidents de basse intensité. Par ailleurs, plus que les autres classes d’âge, les jeunes sont à la fois auteurs et victimes de ces agressions, qui apparaissent comme des bagarres. Enfin, ces enquêtes montrent la stabilité du rapport des jeunes à la violence physique sur la période couverte, entre la fin des années 1990 et celle de la première décennie de ce siècle.

Les victimes comme acteurs

Nous avons poursuivi l’analyse du renvoi à la police ou à la gendarmerie, élément crucial du fonctionnement du pénal : la connaissance que celui-ci peut avoir de la délinquance à victimes directes repose sur la propension de celles-ci à l’en informer. Si cette propension tient pour l’essentiel à la gravité de la victimation, certaines attitudes comme la punitivité ou le scepticisme envers les institutions jouent aussi un rôle, minoritaire, mais typé. Ressort également la figure du non-renvoyant paradoxal, qui a subi un dommage sérieux mais n’a pas opéré de signalement : il s’agit d’un syndrome d’habitants de quartier en difficulté, assez convaincus de leur abandon par les autorités publiques pour renoncer au renvoi, même s’ils sont sérieusement affectés par leur victimation.

Les recherches de cet axe ont également fait apparaître la diversité des scènes sociales dans lesquelles sont impliqués les victimes de vols, de cambriolages, de violences. Les profils s’organisent autour de la combinaison de deux dimensions : le statut de la victime, souvent articulé sur une opposition entre France profonde et tranquille et quartiers urbains en déréliction ; les réactions de l’enquêté, notamment les mobilisations institutionnelles qu’il a ou non tentées.

Une troisième analyse s’est appuyée sur le corpus des enquêtes de victimation menées en Île-de-France pour construire une typologie combinant l’expérience de victimation et le sentiment d’insécurité sur une base territorialisée. On montre que si l’exposition à la victimation dépend essentiellement de la localisation (elle est élevée à Paris et dans sa proche banlieue Nord), le sentiment d’insécurité répond à une logique de position sociale : les élites y échappent largement, quelle que soit leur exposition au risque, tandis qu’elle se développe dans les classes populaires. On observe une structure triangulaire avec des résidents de centre-ville très exposés à la victimation ne se sentant guère en insécurité, des résidents de proche banlieue résidentielle ni exposés ni insécures, des habitants de proche banlieue populaire très victimes et très insécures. Une telle configuration ne rend cependant compte que de la moitié de la population. Elle est à compléter par trois autres types : des résidents parisiens des arrondissements nord et nord-est très exposés à la victimation et peu touchés par un sentiment d’insécurité, si ce n’est une vigilance marquée devant les risques du cadre de vie de proximité ; deux profils populaires ou de petites classes moyennes qui combinent faible exposition à la victimation avec de très fortes crispations sécuritaires et xénophobes. Ce résultat vient enrichir ceux des différentes recherches récentes sur le phénomène rurbain.

Dans une approche parallèle en zone périurbaine d’Île-de-France, une recherche conduite par Tanguy Le Goff et Virginie Malochet pour l’IAU Île-de-France, appuyée sur les enquêtes régionales de victimation et une nouvelle enquête auprès des habitants et acteurs locaux de cinq communes franciliennes a contextualisé la question de l’insécurité avec les données de cadrage existantes, identifié les principaux problèmes rencontrés, apprécié leur poids relatif, leurs caractéristiques et leurs évolutions, analysé les réponses apportées ; les politiques et les actions mises en oeuvre, les postures et interventions des acteurs en jeu.

Bien entendu, l’autre face des études sur la victimation, repose sur les recherches qui ont été menées au CESDIP dans cette période sur les auteurs de ces infractions. Les nouvelles figures des vagabonds et autres bandits qu’évoquait le regretté Robert Castel.

L’histoire de la délinquance des mineurs et expériences pénales en France et ailleurs

Laurent Mucchielli pour la période où il était au CESDIP, a initié un programme de recherche à la fin des années 1990 qui a été clôturé dix ans plus tard par la publication d’un ouvrage de synthèse sur la violence des jeunes fin 2009. L’une des dimensions était une recherche documentaire de type historique et comparative. Le choix s’est fait de prendre pour point de comparaison la fin des années 1950 et les années 1960. En effet, non seulement cette période connut déjà un intense débat public sur la délinquance juvénile, mais elle vit aussi le démarrage des premières recherches scientifiques en sciences sociales sur ces phénomènes autour du Centre de Vaucresson (créé en 1958). Dominique Duprez, qui a rejoint le CESDIP en février 2013, coordonne dans le cadre de l’ANR SpaceControl des recherches sur la prise en charge des mineurs délinquants en France et au Brésil en examinant les carrières des jeunes dans la délinquance en parallèle avec leur prise en charge socio-éducative. Il s’agit d’un panel qualitatif qui consiste à suivre les parcours de vie de ces jeunes au-delà de la mesure judiciaire, y compris s’ils sont devenus majeurs.

La question des émeutes urbaines de novembre 2005 a été au coeur des préoccupations de recherche de plusieurs chercheurs du CESDIP. Des tous premiers écrits, Laurent Mucchielli a été le chercheur en France qui a produit les premières analyses sociologiques. Après avoir coordonné en 2006 un travail collectif consistant en une tentative d’analyse presque « à chaud » des événements, réalisée entre novembre 2005 et janvier 2006, Laurent Mucchielli a eu à deux reprises l’occasion d’approfondir cette réflexion sur la signification des émeutes. Sophie Body-Gendrot a comparé quant à elle les modes d’interventions policières ainsi que les logiques de mobilisation en période de désordre urbain en France et en Angleterre, Fabien Jobard ayant lui, codirigé un ouvrage collectif en anglais paru chez Willan sur les émeutes en France et Grande-Bretagne.

La question du genre qui est l’angle mort des recherches tant en France que dans la plupart des pays, a été et est l’objet de différentes recherches au sein du CESDIP. Kathia Barbier dans le cadre de sa recherche doctorale étudie la réaction sociale, dans son acception pénale, à l’endroit des femmes usagères et/ou trafiquantes de produits stupéfiants. Il s’agit notamment d’interroger l’existence d’un caractère sexuellement différentiel du contrôle pénal et d’un effet des représentations de genre sur l’activité des institutions policières et judiciaires. Mais c’est Geneviève Pruvost qui a initié cette préoccupation au sein du CESDIP à travers son projet de candidature déposé au CNRS. Sa réflexion porte sur l’érosion du monopole masculin des armes. Elle a mené de front l’étude de la féminisation de la violence légale (la police, la gendarmerie et l’administration pénitentiaire) et celle de la violence illégale organisée (terrorisme, banditisme), qui relèvent souvent de deux champs d’étude distincts : la sociologie des professions et celle de la déviance. Un même interdit est transgressé : les femmes se trouvent autorisées à détenir un pouvoir de contrainte physique et de violence qui est traditionnellement l’apanage des hommes. De cette réflexion est notamment issu un ouvrage collectif avec Coline Cardi, Penser la violence des femmes. L’étude de la violence des femmes constitue en effet un levier pour analyser la complexité des rapports sociaux de sexe. Derrière l’usage par les femmes de la violence, se pose plus largement la question de la sexuation du maintien de l’ordre social. En contribuant à brouiller les frontières entre espace privé et espace public, entre virilité et féminité, entre imaginaire et pratiques sociales, les femmes violentes constituent un observatoire privilégié pour penser les limites de ce qui est tolérable et intolérable dans une société donnée. Loin d’être toujours réprimée ou seulement occultée, l’étude de la violence des femmes oblige par ailleurs à regarder de plus près l’espace des possibles qui s’ouvre à cette occasion. Penser la violence des femmes, c’est réfléchir sur les conditions d’accès au statut de sujet politique et mettre en évidence les moments historiques, les situations sociales dans lesquels elles peuvent introduire du conflit et témoigner d’une capacité à agir.

Les logiques de la violence politique

Ce dernier sous-axe s’intéresse aux phénomènes de violence politique en Europe ainsi qu’aux logiques de radicalisation qui accompagnent les violences extrêmes et le terrorisme. Xavier Crettiez a ainsi codirigé avec Laurent Mucchielli un séminaire de recherche sur les violences politiques en Europe cherchant à établir un état des lieux, pays par pays, des logiques violentes à finalités politiques. Que ce soit les violences nationalistes, les violences extrémistes, les violences émeutières ou les violences d’État, ce colloque-séminaire s’attache à décrire ces phénomènes, à en mesurer la portée et à proposer une réflexion méthodologique sur l’analyse de la violence en science sociale. Un ouvrage issu de cette réflexion collective est paru aux éditions La Découverte (coll. recherche) en 2010 : Les violences politiques en Europe. Un état des lieux (dir. Xavier Crettiez et Laurent Mucchielli).

Deux articles publiés dans la revue Pôle sud (n°34 et n°35, 2011) complètent ce travail d’analyse des phénomènes de violence politique en centrant la réflexion sur les logiques de l’engagement dans la radicalité violente. Xavier Crettiez cherche ici à faire le lien entre les outils de la sociologie de l’action collective et de la mobilisation, le plus souvent appliqués à l’étude des mouvements sociaux, et les recherches sur la violence et le terrorisme qui sont souvent reliées au domaine des relations internationales et de la polémologie. En croisant les deux regards et en y associant les recherches sur le renouveau de la sociologie des émotions, indispensable pour saisir les logiques de high risk activism (Doug Mac Adam), l’auteur a tenté de produire un modèle de l’engagement armé largement applicable.

Enfin, dernier apport à ce sous-axe sur la violence politique, Xavier Crettiez a initié avec Pierre Piazza un programme de recherche sur l’iconographie nationaliste en Corse, au Pays basque et en Irlande du Nord. Gros travail empirique, cette recherche a permis de constituer une base de données complète sur les traces iconographiques de type nationaliste et politique dans ces trois régions (en association avec un chercheur de Dublin, Pascal Pragnere).